QUELQUES HOMMES DE THEATRE SE SOUVIENNENT :
En 1950, Arthur Miller avait confié " La mort d'un commis-voyageur " à Jacques Huisman à une condition quePeter Brook supervise la mise en scène. Voici le souvenir de Peter Brook : " Il y a très longtemps, quand je faisais mes premières mises en scène à Londres, un jour, un jeune homme, vibrant et dynamique, passant par la porte comme un taureau entre dans l'arêne, vint me voir : veux-tu travailler avec nous ? ". Je commençais par m'excuser, je n'étais pas libre, je n'avais pas le temps mais il me coupa la parole : " Pas de problème, tu viendras pour le week-end, cinq ou six fois de suite. Je ferai travailler la troupe pendant la semaine. On n'a pas d'argent mais on peut te loger et te payer le voyage. Tu verras, ça marchera très bien ". Le vrai Jacques était là avec toute sa force et son dynamisme, sa proposition était irrésistible. Il avait raison, l'expérience était merveilleuse, j'ai eu un coup de foudre, et pour Bruxelles et pour les comédiens belges. La collaboration avec Jacques était parfaite, autant dans son aspect artistique que dans son aspect humain. Quel beau souvenir ! J'y pense toujours avec plaisir. Je suis heureux d'avoir participé au début de cette belle aventure ".
Souvenir de Sir Arnold Wesker, dramaturge anglais créé avec succès au Théâtre National dans les années soixante : " Je ne parlerai pas du rôle que j'ai joué dans l'histoire du TNB mais plutôt de l'influence que celui-ci a exercé sur ma propre carrière… Jacques fait partie de cette poignée de gens répartis à la surface du globe qui semblent comprendre le mouvement et l'intention d'une pièce par une simple lecture. Bien peu d'hommes peuvent faire jaillir la pièce de la page imprimée et la plupart du temps, les directeurs de théâtre se comportent en opportunistes qui jettent un coup d'œil circonspect autour d'eux pour voir ce qui a eu du succès à Londres, Paris ou à New York…Jacques était unique en ce qu'il se préoccupait vraiment de la pièce. Il a réellement contribué à l'évolution du théâtre. A mes yeux l'exemple le plus éclatant de son courage artistique demeure le vote, en tant que juré du Prix Marzotto en 1964 pour ma pièce " Golden City " et d'en accueillir la création mondiale au Théâtre National (saison 1965/66). C'était une pièce difficile, épique, non encore éprouvée et d'un coût de production élevé. Il a pris le risque ".
Frank Dunlop, alors aux commandes du Young Vic à Londres, est invité à monter " Pantagleize " de Michel de Ghelderode (saison 1970/71) . " J'étais enchanté que le légendaire Jacques Huisman m'invite à Bruxelles : un metteur en scène anglais pour une grande pièce belge ! Quel danger Jacques a couru mais quel succès nous avons connu ! Comme toujours, Jacques soutint à fond tous les risques que je proposais de prendre ; cette qualité de Jacques a permis qu'il se passe de merveilleuses choses sur la scène du National".
Adrian Brine, qui a réalisé plusieurs mises en scène au Théâtre National à partir de 1980, se souvient de Jacques Huisman lors des répétitions générales : " Il marchait de long en large au fond de la salle avec une certaine impatience car en cinq minutes il avait repéré le point où les interprêtes passaient à côté de l'essence de la pièce. Et quand, à la fin de la répétition, il avançait doucement vers la scène où les comédiens anxieux étaient rassemblés, c'était cet élément essentiel qu'il leur expliquait clairement et sans ambiguïté ".
" Le bureau de Jacques Huisman était un carrefour où l'on croisait des hommes de théâtre de toute l'Europe. La vraie " co-production " à ses yeux était une affaire artistique et pas un montage financier. Il prouvait que les comédiens belges se dépassaient souvent quand un metteur en scène étranger leur insufflait des nouvelles méthodes de travail ".
Otomar Krejca qui a réalisé quatre mises en scène au Théâtre National, entre 1965 et 1978 : "Je n'oublie jamais que c'est Jacques Huisman qui m'a fait entrer sur la scène européenne, grâce à son invitation à travailler en 1965 au Théâtre National. Je lui en suis sincèrement reconnaissant." (6 mars 2005)
Quelques comédiens se souviennent
Jean-Claude Frison, comédien à l’année au Théâtre National de 1969 à 1987
Jacques Huisman fut le grand amour artistique de ma vie . Pourtant notre rencontre fut difficile. Alors que j’étudiais encore à l’IAD, j’ai accompagné un camarade à une audition au National, pour lui donner la réplique. Après notre prestation, Jacques Huisman s’est approché pour nous dire qu’il nous engageait. Il fut quelque peu décontenancé quand je lui répondis que je n’étais pas libre, à cause de mes études et de mes projets personnels. Plus tard j’eus rendez-vous dans son bureau. A mesure que je parcourais les étages et les couloirs du National et surtout que je faisais antichambre, je fus assailli par la conviction que ma place n’était pas dans ce paquebot gigantesque et labyrinthique. Je partis sans le voir. Il me rappela le lendemain et m’invita à déjeuner. Et là ce fut le coup de foudre…
Martine Willequet, comédienne, metteur en scène
Etant étudiante à l’IAD et voyant mon avenir rutiler sur les plateaux de théâtre, je ne connaissais Jacques Huisman que de nom et il représentait pour moi l’homme qui allait peut-être me permettre de fouler les scènes du plus prestigieux théâtre de notre communauté. Il me fascinait et me terrifiait. Sans le connaître, je savais qu’il était un chêne, un lion et qu’il dirigeait sa maison avec exigence et une énergie hallucinante. Le jour où j’ai eu le bonheur de le rencontrer, j’ai d’emblée été séduite par son charme, son regard pétillant d’humour et d’intelligence et par la force qui émanait de lui. Il ne m’a plus intimidée, il m’a simplement imposé un immense respect. Je le remercie pour tout ce qu’il m’a permis d’apprendre et pour les moments de bonheur théâtral que j’ai vécus chez lui.
Christian Labeau, comédien, professeur : comédien au Théâtre National de 1980 à 1985.
Huisman m'a aidé à grandir et m'a donné l'occasion de croire en mes potentialités . J'aimais chez lui cette autorité naturelle basée sur une ligne de conduite claire . Pas de charabia, pas de phrases inutiles, pas d'ostentation, aucune hypocrisie, aucun faux-fuyant, une grande sincérité, une intelligence vive, une écoute respectueuse, une immense sensibilité, une belle pudeur et un engagement total, tel était Jacques Huisman sur ou hors de la scène. C'est un homme qui m'impressionnait et qui en même temps me touchait énormément. J'adore cette photo où il marche dans la nature avec sa veste "sport" , son regard franc et son sourire lumineux, comme s'il venait à la rencontre de tous ceux qu'il aime. Jacques Huisman, fut un immense directeur de théâtre, que j'ai toujours vouvoyé, respecté et aimé. J'aimais cet homme qui pouvait parler clairement comme tous les vrais intellectuels, qui détestait les prétentieux et les arrivistes, qui croyait à la tolérance et à la liberté.J'aimais cet homme qui pouvait prendre la barre du bateau avec fermeté et engueuler l'équipage pour le mener au bout et puis rire et boire un pot en toute fraternité, l'effort accompli. Jacques Huisman était un découvreur, respectueux des opinions d'autrui et qui savait que le "théâtre pose des questions" et doit "divertir " tout en faisant réfléchir. Huisman était un artisan, un vrai, jamais pédant, jamais donneur de leçon mais toujours à l'écoute du monde. Il savait qu'on ne fait que passer et que pour laisser des traces dans le cœur des autres, il faut être généreux et vrai. C'était un homme toujours naturel et élégant qui respirait la joie de vivre et je le devinais souvent mieux dans un regard ou un sourire que dans des paroles. Ses valeurs m'ont enrichi et cela m'aide encore dans ma vie et mon métier. Si je devais résumer l'homme je dirais : Une immense profondeur sous une grande simplicité . Un homme qui était fait pour diriger des « troupes » qu’elles soient scoutes ou théâtrales. Un homme qui prenait du recul et ne perdait pas son temps en « babillages » mais pensait à l’essentiel. Un esprit d’ingénieur dans une âme d’artiste.
Raymond Lescot, comédien à l’année au Théâtre National, de 1965 à 1989.
Parmi les auteurs qui ont apporté les plus grandes joies aux comédiens et aux spectateurs du Théâtre National, il y a assurément Dario FO. Je me souviens comment la révélation de ce dramaturge hors ligne nous fût apportée un certain soir par Jacques Huisman qui était, il faut le dire, un remarquable conteur et ce soir là il était en pleine forme. Il revenait d’un voyage de découverte qu’il avait fait en Italie » (A Trieste, si je me souviens bien) où il avait assisté à la représentation de "Cette Dame est à jeter" de Dario FO. Personne ne connaissait alors cet auteur italien ni en Belgique ni en France. Huisman qui l’avait rencontré après la représentation, nous fit une description du personnage qu’il nous montrait comme un bateleur italianissime. Ensuite il nous raconta la pièce en jouant presque tous les personnages et en commentant avec verve les péripéties de la pièce. C’était un moment irrésistible ! Nous sortîmes de cette soirée (se passant dans un café !) avec le sentiment d’avoir découvert un grand auteur à travers le récit très imagé de Jacques Huisman. La suite lui donna entièrement raison !
Pierre Fox, comédien, metteur en scène au Théâtre National entre 1961 et 1985.
Jacques Huisman, pour moi, c’est le Théâtre National. Le Théâtre National tel qu’il fut en tous cas. Un directeur et un animateur qui a créé et fait vivre une maison, découvert des auteurs, des acteurs, donné leur place à des metteurs en scène belges et étrangers, créé, outre sa compagnie et grâce aussi aux initiatives de son équipe, la décentralisation, les Semaines de fêtes sous chapiteau, le Festival de Spa, organisé des tournées prestigieuses aux quatre coins du monde, des rencontres avec Peter Ustinov, Dario Fo, Laurence Olivier, Orazio Costa, Axel Corti, Hélène Weigel, Raymond Rouleau…, des animations dans les écoles, des stages pour les amateurs, des spectacles à 18h et à 22h etc… Un Directeur qu’il fallait parfois affronter, certes, mais la discussion était possible et, si elle pouvait donner lieu au conflit, elle pouvait aussi déboucher sur la complicité, voire l’amitié ! Un Directeur à l’affût de tout, Un homme combatif, Un être humain… Ce ne fut pas toujours une sinécure de vivre tout cela en tant qu’acteur et metteur en scène mais quand même, très souvent : quelle joie, quel bonheur !
André Debaar, metteur en scène, professeur, comédien à l’année au Théâtre National de 1964 à 1985.
Comment j’ai rencontré Jacques Huisman : Mille neuf cent quarante deux : Décembre, moment de bonheur dans la grisaille des jours de guerre : une bande de scouts-routiers venus de Bruxelles, offre au public de notre bonne ville de Verviers, une représentation théâtrale … qu’on se le dise ! J’y suis bien sûr..et j’ai douze ans ! Le Grand Théâtre aux mains de l’occupant est boudé par la population. Celle-ci s’entasse donc dans une salle voisine trop petite. Le spectacle commence, se poursuit…L’étonnement, le ravissement du public va augmentant, surpris par la jeunesse, le talent, l’audace des comédiens. Ceux-ci, bravant les routes incertaines, les contrôles et la pénurie de carburant, apportent au public une façon oubliée mais exaltante de faire du théâtre. C’est le chariot de Thespis, c’est la roulotte de Molière reprenant la route de ville en ville. Ce sont des comédiens et comédiennes tour à tour machinistes, électriciens, habilleuses, déménageurs …qui dans des décors stylisés et suggestifs, jouent, chantent, dansent et miment l’action dramatique avec un esprit frondeur, réjouissant et nouveau. A la fin du spectacle, l’un d’eux s’avance, vêtu comme tous « à la ville », d’une tenue de pêcheur ostendais ! (symbole de courage dans les tempêtes ?). Il parle d’une voix rocailleuse, explique avec exaltation ce qu’est leur théâtre, à eux. Je ne sais plus ce qu’il a dit mais c’était très convaincant car le public enthousiaste lui fît une ovation ainsi qu’à la pièce jouée ce soir là : "Les quatre fils Aymon", écrite pour eux par Herman Closson. Ce discours je l’ai entendu bien des fois par après, puisque cet orateur de la troupe, s’appelait Jacques Huisman et qu’à l’issue de la guerre, sous l’égide du gouvernement revenu de Londres, il fondera le Théâtre National de Belgique. Mission ? : porter le bon théâtre dans les coins les plus reculés du pays. Les comédiens routiers ont été choisis parce que en pleine guerre ils avaient pratiqué avec courage et succès ce qu’on appelle encore : la décentralisation. Règles ? : Le Théâtre National doit être itinérant, recherche constante d’un nouveau public – prix démocratiques – minimum 400 représentations annuelles en Belgique et à l’étranger – valorisation des artistes BELGES. Ce contrat a été appliqué et respecté par Jacques Huisman et son équipe pendant quarante ans de 1945 à 1985. Quant au petit spectateur de 1942, il fit bien longtemps partie de la troupe dans l’amitié de celui qu’il considère comme le plus valeureux directeur de théâtre que la Belgique ait connu.
Jo Rensonnet : comédien à l’année au Théâtre National de 1963 à 1985.
Jacques Huisman…chasseur de FETES:
On oublie quelquefois que Molière n’a jamais joué de « classiques ». Allant de villes en bourgades, il dépeignait ses contemporains sans jamais leur donner de leçons mais avec quel soin de les divertir. JacquesHuisman à la différence de Molière, n’a rien écrit ni joué (on l’a échappé belle !) mais, fidèle à ses origines de « comédien routier », il nous a emmenés avec une énergie contagieuse de villes en bourgades de Liège à Montréal, de Bertrix à Varsovie, de Stavelot à Bruxelles, de palais en chapiteaux. Je crois que son génie est d’avoir dirigé son théâtre de la salle vers la scène et non de la scène vers la salle. J’entends par là qu’il était le « défenseur » du public. Pour cela il chassait de par le monde les auteurs, les metteurs en scène, les événements festifs dignes d’être offerts en cadeau au plus grand nombre (quatre spectacles par soir : deux en tournée, deux à Bruxelles). N’oublions pas Marcel, Robert, Billy …… et tous les autres. Il avait aussi quelques défauts.. un être humain quoi..
Discours de Patrick Descamps, comédien, metteur en scène et Directeur du Théâtre de l’Ancre, lors de la proclamation du 5ème Prix Jacques Huisman, le 26 mars 2007.
J'ai rencontré Jacques Huisman ... trois fois.
La première rencontre s'est faite au tout début des années 80, dans le bureau de Mlle Jottrand, où j'étais venu annoncer à Raymond Avenière que je ne pourrais malheureusement pas faire partie de sa distribution de "La fête de mariage" de Arnold Wesker qu'il montait au National.
Nous papotions gentiment lorsque tout à coup, Jacques Huisman entra. D'un pas décidé il traversa le bureau sans regarder personne, prit un papier sur le bureau de Anne, fit demi-tour et repartit.
Au passage, Raymond Avenière l'interpella : "Jacques, excusez-moi, voici Patrick Descamps, il vient nous annoncer qu'il ne pourra pas faire partie de l'équipe du spectacle." Jacques Huisman stoppa net, me regarda d'un œil glacial un quart de seconde et se remit en route en lançant un : " C'est bien dommage pour lui ! " que je n'oublierai jamais.
Ca commençait plutôt mal ... et j'avoue ne pas avoir trouvé l'homme très sympathique.
La deuxième, une petite dizaine d'années plus tard, se passait à Mons.
Je signais avec mon grand ami André Lenaerts (qui nous à quittés il y a bientôt un an) la mise en scène du "Naufrage du Titanic" de Hans Magnus Enzensberger dans une Casemate abandonnée, délaissée par l'armée et squattée par les artistes de la région.
Quelle ne fut pas ma surprise alors de voir arriver un soir Jacques Huisman, dans ce coin perdu d'un Mons qui était loin d'être la capitale culturelle de la Wallonie que l'on connait aujourd'hui, se planter devant la table de camping qui nous servait de boîte à sel et demander un billet.
C'était sans doute, de ma part, oublier cette politique d'aller porter le théâtre justement dans tous les coins perdus, qu'il avait menée durant toute sa carrière...
Bref, je ne fais ni une ni deux et je m'avance vers lui et d'un ton ... prudent, je lance : "Bonsoir monsieur Huisman, je me présente, Patrick Desc..." il m'interrompt aussi sec et me dit avec un petit sourire en coin : "Je sais très bien qui vous êtes, jeune homme et je vous suis depuis pas mal de temps".
Pour le coup, l'homme m'apparut beaucoup plus sympathique...
Malheureusement cette deuxième rencontre s'arrêta là car au sortir de la représentation, après avoir parlé quelques minutes avec l'une des comédiennes qu'il connaissait personnellement, il repartit sur Bruxelles.
La 3ème et dernière rencontre date de 2000 et se passait au Théâtre Le Public, Jacques Huisman venait d'assister à une représentation de "Parle" un spectacle que j'avais mis en scène. (Et comme quoi le hasard ... André Lenaerts y tenait l'un des deux rôles)
J'étais au bar et je le vis s'avancer vers moi avec un air très agressif et d'une voix glaciale, il me dit :
"C'est vous qui avez commis ce que je viens de voir?"
J'ai pensé immédiatement :
"Non il'n va pas r'mettre ça comme il y a 20 ans".
Sans me laisser démonter (j'avais quand même 44 ans et plus 24) je me plante dans ses yeux et très fièrement lui répond :
"Oui, c'est moi, pourquoi?"
J'ai vu alors l'homme qui se tenait droit comme un i, presque menaçant, se dégonfler comme un ballon, mettre un coude sur le bar, ses yeux ont affiché un sourire d'enfant qui venait de faire une bonne blague, de son bras droit il m'a lancé un léger coup de poing sur l'épaule et m'a dit : "Parce que c'est un des plus beaux spectacles qui m'a été donné de voir ces dernières années ! "
Là, je l'avoue, je l'ai trouvé très, très sympathique...
Et nous avons parlé pendant près d'une heure, de la pièce, du monde et des jeunes.
Des jeunes, oui, car ce Monsieur de 90 ans à l'époque était membre depuis 1995 de l'asbl "Les Etats Généraux d'un Jeune Théâtre" association qui regroupait des artistes et des jeunes compagnies, que j'ai eu la chance et le privilège de présider pendant cinq années et qui défendait les droits et la reconnaissance du Jeune Théâtre auprès des instances de pouvoir.
Il nous téléphonait et nous écrivait, nous encourageant et nous conseillant très régulièrement sur la manière d'interpeller le politique.
Lui qui avait été tant combattu par les Jeunes Compagnies des années 70 se retrouvait maintenant aux côtés de celles des années 90 pour défendre leurs droits.
J'ai compris pendant cette conversation combien les problèmes que les jeunes acteurs et metteurs en scène vivaient, le touchaient et le tracassaient sincèrement.
Ce fut pour moi très impressionnant de voir ce " Vieux Lion " réfléchir et réagir à la problématique d'un secteur dont certains protagonistes ignoraient tout de son œuvre et dont certains même, cultivaient une rancœur insufflée par d'anciens détracteurs.
Je crois que ce moment passé avec lui, à l'écouter accoudé à ce bar, m'a fait gagner quelques années de maturité.
J'arrêterai ici de parler de lui, d'ailleurs mon histoire avec lui s'arrête là.
Je n'ai pas fait partie de l'aventure du National, je n'ai pas travaillé avec lui, je ne l'ai pas côtoyé mais rien que pour cet engagement envers les jeunes créateurs et ce jusqu'à la fin de sa vie, j'ai envie de conclure en empruntant au langage des jeunes de la rue :
" Hé M'sieur Huisman, RESPECT ! ".
Souvenir de Emmanuel Dekoninck, lauréat du Prix Jacques Huisman 2009
Un matin de février, (cela devait être en 1996 ou 1997) mon professeur d’histoire du théâtre au Conservatoire de Bruxelles (Jacques De Decker) nous annonce : « Il y a une rencontre avec Jacques Huisman à la foire du livre, j’ai des places pour vous, c’est peut-être la seule et unique occasion de le rencontrer ». Nous voilà donc partis, une petite dizaines d’élèves et notre professeur, à la rencontre de celui qu’on nous avait décrit comme le pionnier du théâtre belge. Nous nous retrouvons tous, dans un petit coin de la foire du livre, très impressionnés, face à un très vieux monsieur. Il semble fatigué. La discussion commence doucement, puis quelques questions sur ses débuts (les comédiens routiers) semblent le réveiller. L’œil s’allume, il s’anime, il se prend au jeu des questions réponses et nous raconte tout. En deux heures, nous avons parcouru 40 ans d’histoire du théâtre en Belgique. Rien d’académique dans cet échange. Il nous parlait de ses liens avec Peter Brook et bien d’autres, de la bande scout, de la création du festival de Spa, des animations dans les écoles, des anecdotes de tournées, du centre de documentation. Le tout dans un ordre chaotique et comme s’il s’agissait des choses les plus simples et les plus évidentes du monde. Ce qui a le plus marqué les jeunes étudiants que nous étions alors, était la façon dont il « faisait la sortie » des écoles de théâtre pour aller chercher sa matière première et la fidélité qu’il accordait aux jeunes acteurs, leur offrant la possibilité de pratiquer leur métier sur la longueur. Toute une génération de comédiens et metteurs en scène (Frison, de Warzée, Pizzuti, De Coster, etc…) avait eu la chance de se former et de pratiquer leur métier dans la continuité au sein de cette institution (voilà une solide influence sur le théâtre belge d’aujourd’hui). Le Théâtre national avait depuis complètement changé de « style » et nous sommes sortis de cet entretien avec une profonde nostalgie de cette époque que nous n’avions pas connue. Cette rencontre a été une des plus marquantes de mon cursus.
Deux ans plus tard, à ma sortie du conservatoire (en 1998), j’ai eu la chance de croiser le chemin de Daniel Scahaise. Ce dernier, avec « théâtre en liberté » avait recréé, à une autre échelle bien entendu, une compagnie à l’image de ce que pouvait être la compagnie du Théâtre national. Ce rapprochement entre acteurs, « grands » textes et spectateurs. Un spectacle de qualité pour le plus grand nombre, un soin particulier apporté aux animations scolaires et surtout (me concernant) une fidélité aux acteurs. C’est grâce à cette fidélité que j’ai eu la chance (comme d’autres générations d’acteurs avant moi au Théâtre national de Jacques Huisman), d’avoir un point de référence, une maison où l’on peut revenir, où la place est chaude et où l’on peut continuer de pratiquer son métier. C’est d’ailleurs au théâtre de la place des Martyrs que j’ai, plusieurs fois, eu l’occasion de partager un verre avec Jacques Huisman qui venait régulièrement voir les spectacles.
A LIRE
Jacques Huisman. Des masques et des souvenirs. CFC Editions, 14 place des Martyrs, 1000 Bruxelles. tél : 02.227.34.00 En 1996, Jacques Huisman a livré ses souvenirs à Philip Tirard. Un livre très complet, intéressant, rempli d’anecdotes, indispensable à tous ceux qui veulent connaître, en plus de l’homme Huisman, les origines, l’évolution et le répertoire du Théâtre National de 1945 à 1986